Marc Mangin est un élève de Maître Choi Eui-Sun, ayant commencé la pratique du Soo Bahk Do en même temps qu’Élodie Mollet en 1995. Ils étaient voisins de ligne, et à ce titre fréquemment partenaires d’entraînement. À la fin de l’année 1998, il est le premier élève à se rendre en Corée pour s’entraîner. Ce texte raconte le contexte de son départ, et la manière dont il a vécu son expérience. Un aperçu de la manière dont une pratique martiale touche à la spiritualité.
L’affaire s’est « discutée » autour d’un plat de spaghettis, dans le petit studio que Maître Choi occupait, rue Mouffetard. Je mets des guillemets parce qu’il y avait en général si peu de mots qu’il me semble toujours exagéré de qualifier de discussions nos échanges, pourtant fréquents. Ils ressemblaient plutôt à deux monologues qui se croisaient, sans se répondre forcément. Nous profitions de la présence de l’autre pour nous parler à nous-mêmes ; nous étions dans le dialogue, au sens grec du terme.
Ce soir-là, j’étais vraiment au fond du trou. L’après-midi même, j’avais évoqué avec mon patron la nécessité de disparaître – vite et pour un certain temps. Ne voyant pas le fond du trou dans lequel je m’étais jeté, mais comprenant que c’était sérieux, il avait tout de suite dit oui, me demandant où je souhaitais partir. Sans hésitation, j’avais cité la Corée. Sa réponse ne m’avait pas étonné : « Tout le monde s’en fout de la Corée. Ça ne se vend pas la Corée. Va donc plutôt en Chine. » Va pour la Chine… mais personne ne m’empêchera de faire un crochet par la Corée.
Je n’ai pas dit à Maître Choi que tout le monde s’en fout de la Corée, mais que je partais pour quelques semaines en Asie, probablement deux mois et que ce serait bien si je pouvais m’y confronter à plus fort que ma douleur. Il n’a pas dit : « Je vais voir », mais « Je vais m’en occuper ».
Quelques jours plus tard, je m’envolai vers Hong Kong en ruminant mon malheur, me gavai de mélatonine pour contraindre le sommeil à ne pas me lâcher. J’arpentai les rues de la ville sous le cagnard, prétextai… rien du tout ! J’allai faire un tour à Taipei puis filai à Beijing me saouler avec l’ami Tunhe avant de me confronter à la partie du voyage qui devait me relever de terre. Novembre tirait à sa fin et une violente tempête de neige s’était abattue sur la capitale chinoise, retardant de vingt-quatre heures le départ de mon avion. Après ? Deux gamins m’ont pris en charge le lendemain, à mon arrivée à Kimpo puis, les salutations expédiées, la porte de l’appartement dans lequel j’allais loger deux semaines, s’est refermée.
Il arrive tôt ou tard un moment où l’on se retrouve seul, face à soi-même ; inutile d’essayer de se défiler. Et j’y étais. J’ai demandé à Maître Lee l’autorisation d’utiliser le lecteur de CD pour jouer le disque de musique bouddhique que j’avais rapporté de Taïwan. De la musique bouddhique ? Ça l’a fait marrer, lui le pasteur. Comme si la musique bouddhique pouvait m’aider en quoi que ce soit à sortir du trou !
Dire que les entraînements étaient durs ne serviraient qu’à me gausser aux yeux des autres. De 5 h 30 à 22 h 30, certes il m’arrivait de peiner ; mais ce n’était pas l’enfer, en tout cas rien d’insupportable. En revanche, je m’épuisais, en ce sens précis où je me donnais sans réserve; c’est-à-dire que… je puisais en moi la force nécessaire à accomplir l’effort quotidien. À force de puiser, je creusais en quelque sorte le trou qui, quelques semaines plus tôt, cherchait à m’engloutir.
Au bout d’une semaine du régime auquel j’avais donné mon accord, Maître Lee m’accorda un week-end de répit, que je m’empressais d’arroser de soju avec Maître Park dont la fille, âgée de 6 ans, voyait en moi un pont entre deux cultures, une chaise entre deux fesses…
Je payai cher la seconde semaine, l’entorse à mon régime. Quoique… Je ne me levais plus le matin à 5 h 15 parce que mes deux camarades coréens Sunbé, Don’t Stop et Hard Training m’attendaient pour le jogging sur les pentes du mont Kwanak ; je n’allais plus au do-jang, l’après-midi, parce que c’était au programme ; je ne retrouvais plus Maître Lee, le soir dans la forêt, pour chercher je ne sais trop quelle limite… Je le faisais parce que c’était mon rythme, celui que je m’étais fixé volontairement. Parce que c’était ma voie. Je me serais presque cru intelligent. Je me croyais…
J’ai repris l’avion, le 5 décembre. La température n’était plus un souci. À Paris, j’ai retrouvé ma turne, le long du périphérique. J’ai repris l’entraînement ; Maître Choi m’a plusieurs fois confié les échauffements, c’était sûrement pour lui plus parlant que de me demander : « Alors, c’était comment ? » Là, il voyait.
Marc MANGIN / Penang, 8 janvier 2023